« Vous accorder veut dire, vous asseoir dans les débris de vos illusions brisées et découvrir qu’il n’y a rien, que vous n’êtes rien d’autre que le porteur de la bobine de fil de la vie, que votre corps est le temple de la Lumière et que vous recommencez sans cesse à construire une structure pour préserver et glorifier cette Lumière. Vous témoignerez en pleurant le Soleil qui viendra après vous et qui cous sera préféré, et vos journées se passent à préparer la terre pour la venue du Fils. Pour vous accorder,vous devez vous abandonner, c’est-à dire vous détacher tendrement, esthétiquement, harmonieusement du faux studio d’accessoires du jeu de l’empire et ne faire que garder et glorifier la Lumière ».  
High Priest.Timothy Leary
À l’aube, l’océan est une prière muette. La lumière ne s’est pas encore posée sur la peau du monde, et déjà Bruno est là, silhouette écorchée contre l’infini, dressé sur le sable comme un veilleur d’un autre âge. Il ne plaisante jamais en descente d’acide — cela tient du rite, non du jeu. Il est silencieux, tendu, accordé. Une planche sous le bras, il scrute l’horizon comme on scruterait un oracle, les veines battantes de visions anciennes, les pupilles dilatées par une vérité que seul le sel sait.
Bruno n’est pas simplement un surfeur. Il est le témoin. L’intercesseur. Il ne cherche pas la vague pour la dompter, mais pour s’y dissoudre. Pour se fondre dans la respiration antique du monde.
Une secousse sourde trouble la côte. Ce n’est pas un tremblement de terre mais un frisson de l’univers, un appel. Il se jette à l’eau, lisse et sombre comme le ventre d’un dieu endormi. Il rampe sur la surface avec l’élégance fauve d’un animal primitif. La mer semble attendre, elle aussi, suspendue dans le silence d’avant la naissance.
Et puis elle vient. Pas une vague. Une présence. Une élévation d’eau qui ne suit aucune logique terrestre. Elle s’élève lentement, avec la froideur d’une révélation, comme si elle remontait d’un rêve ancien, d’un souvenir enfoui dans la mémoire même des marées. Glacée, irisée, massive, elle se forme lentement, sans rage, sans fracas. C’est une offrande. Un temple mouvant.
Bruno rame vers elle, non pour la conquérir, mais pour l’honorer. Il s’élève, se lève, et dans ce geste, il n’y a ni sport, ni spectacle — seulement le cérémonial sacré d’un homme qui se rend à ce qu’il n’est pas.
Là-haut, dans la courbe du monde, il danse. Hors du temps. Hors du poids. À des points précis, inaccessibles au commun des mortels, il suspend l’ordre des choses. Gravité abolie. Chair rendue au souffle. Il fend la vague avec la grâce d’un astre. Il ne la fend pas, il écrit avec elle. Chacun de ses mouvements est un vers, chaque virage une strophe, chaque chute évitée une métaphore du salut.
Bruno ne surfe pas. Il célèbre. Il glorifie. Il garde la Lumière. Il est le porteur de la bobine de fil de la vie, et chaque ride, chaque gerbe d’eau, chaque goutte sur sa peau, est une couture invisible entre l’homme et l’infini.
Quand la série s’achève, la mer se retire. Elle redevient muette, calme, presque timide, comme si elle avait conscience d’avoir montré trop. Bruno revient sur la plage. Son corps ruisselle, mais son regard est sec. Il n’a pas triomphé. Il a offert.
