Il y avait, dans la cour grise de l’école primaire de Boulogne-Billancourt, une vanne qui revenait souvent, lancée à la volée pour couper court aux confidences :
« Raconte pas ta vie, elle est pleine de trous. »
D’où les enfants tiraient-ils cette phrase ? Peut-être d’un frère aîné, d’un sketch entendu à la télé, ou d’un éclat de sagesse populaire qui traîne dans les cours d’immeuble comme une feuille morte. À l’époque, je ne faisais pas attention. Mais aujourd’hui, alors que je m’essaie à reconstituer les fragments de mon passé, cette phrase me revient, cruelle et juste. Ma vie, oui… elle est pleine de trous.
Des brèches, des silences, des souvenirs fuyants comme des ombres mal fixées sur une vieille pellicule. Ce n’est pas tant l’oubli qui me trouble, mais ce qui persiste malgré lui. Des images intactes, ciselées dans le marbre de la mémoire, et tout autour, le vide.
Je crois que l’un de mes tout premiers souvenirs, c’est la naissance de mon petit frère. Ma mère me faisait signe de ne pas faire de bruit, le doigt sur les lèvres, en désignant le landau recouvert d’un voile blanc. J’étais petit, deux ans peut-être, pas plus. Le monde était feutré, comme si l’on marchait dans une église ou une aube pleine de mystère.
Plus tard, je me revois empruntant le chemin de l’école, traversant des terrains vagues où poussaient des herbes folles et des tours en béton, encore dénudées de leur crépi, surgissaient comme des promesses inachevées. Il y avait une petite épicerie, sombre et étroite, qui sentait le sucre et le carton. On y vendait des débits de boisson à la louche, des Mistral Gagnant en sachet froissé, des roudoudous collés à leur coquille de plastique. On jouait aux billes pendant les récréations, avec sérieux, comme si notre honneur en dépendait. Les « terres », les « agathes », les « billes d’eau » – celles-là, allez savoir pourquoi, étaient bannies du grand jeu du soldat Mokarex.
Et je me dis que Pagnol avait raison : les souvenirs les plus anciens sont ceux qui tiennent le mieux, comme les vieilles pierres d’un village oublié. Les années passent, emportent les noms, les visages, les adresses. Mais certaines images résistent, accrochées quelque part dans les replis du cœur, avec l’obstination d’un rêve dont on ne veut pas se réveiller.
Oui, ma vie est pleine de trous. Mais entre les trous, il y a des éclats. Et ces éclats valent bien les pages manquantes?