On vivait au El Salvador, entre deux tremblements. Pas vraiment sur Terre. Une version bancale de la réalité, à flanc de faille. Le ciel luisait comme une plaie, les vagues parlaient en secret. On dormait peu. On attendait quelque chose. Une secousse. Une révélation. Un vortex.
Bruno (alias Big Kev, alias Orso Blanco, alias Bruno Flake) louait une bicoque en béton fendu, plantée face au Pacifique comme une prière muette. Les murs suintaient. Les moustiques s’y accrochaient comme des souvenirs. Il attendait les grandes vagues du mois d’août comme on attend une apparition mariale. Et elles viendraient. Toujours. Avec elles : Ocean Breeze & Cosmos. Deux types d’Hawaï. Fumée verte, yeux pleins d’oubli. Ils ne sortent que quand la mer dépasse les quatre mètres. Quand la vague devient matière divine.

Je suis un surfer moyen. Mais ici, dans l’eau tiède saturée de lumière, avec les ondes longues et régulières, j’ai cru entrevoir l’absolution. Kevin m’avait prêté une vieille longboard australienne, une Hobby qui avait surfé Jeffrey’s Bay pendant l’âge d’or. Une planche avec une mémoire. Moi, je n’en avais plus. Juste cette matinée.

On est sortis à l’aube. Le monde était lavé. Le ciel s’ouvrait en strates laiteuses. Pas encore le temps — juste l’attente.
On rame. Le clapotis régulier des planches, le souffle des hommes. L’Atlantide sous acide. Un premier set approche. Collines d’eau qui se soulèvent doucement, comme si la mer se souvenait de quelque chose. Trois vagues. Toujours la troisième. La plus claire.
J’hésite. Je reste en haut. Elle se transforme sous moi. Une arche d’eau suspendue dans le vide — cinq mètres de haut, quarante mètres d’épaisseur — une cathédrale liquide. Elle tombe.
Je vois Bruno s’éloigner, son dos luisant, avalé dans la brume irisée.
Je redescends, prends une vague plus docile. Je rentre.

La glisse est pure. Frontale. L’eau aspire sous la planche. Je vois le fond, net. Un ballet de jeunes requins tourne dans le vert. Le ressac hurle à deux mètres. Trop fort pour les planches en mousse, assez pour les briser. Le vent soulève les masses d’eau comme des rideaux, les suspend. Vingt pieds dans le vide. Un mur de trois étages.

Cosmos & Ocean Breeze surgissent d’un tube, silhouettes floues. Ils s’effacent dans l’écume, loin, très loin. On dirait qu’ils fondent dans la mer, qu’ils reviennent à elle.

Les vagues ne sont pas du mouvement. Ce sont des révélations. On ne les chevauche pas — on les épouse. Chaque courbe, une langue oubliée. Chaque chute, une offrande.
Les surfers — les vrais, pas les poseurs sponsorisés — lisent des textes secrets. Le Livre d’Urantia, des fictions raciales mal imprimées, des mythes antiques mélangés à des scans de comics oubliés. Ils parlent des rois d’Honolulu. Des duels sur des troncs de balsa. Pas celui qui va le plus loin. Celui qui reste le plus longtemps dans l’eau. Dedans. Immergé. En transe.

La terre est pacifiée, mais dans l’eau — c’est la guerre. Une joute de mousse et de chair. Une chevalerie en boardshort. On s’éclabousse, on se percute. On se juge en silence. Il n’y a pas de drapeau ici. Juste la vague. Et le moment