Nous vivions au El Salvador dans un présent imaginaire. Avec Bruno nous étions tous deux quelqu’un d’autre. Nous fréquentions les étudiants révolutionnaires et ceux qui allaient les massacrer après le grand tremblement de terre que nous attendions depuis longtemps. Celui qui nous amènerait les grandes vagues sur lesquelles le temps était aboli dans le vortex de l’océan. Ce sont des souvenirs précis, pas des impressions. Qu’a donc sélectionné ma mémoire?
Bruno , big Kev Orso Blanco allias Buno Flake a loué une maison depuis deux mois et attend les grandes vagues. Il y a une concentration de surfeurs pour les grandes vagues du mois août et même deux mecs de Surfer Magazine. Je ne suis qu’ un surfer moyen mais en eaux chaudes, avec des vagues régulières et larges comme ici je me sens capable de tenter les grandes vagues. Près de chez Kevin vivent deux surfeurs de grande vagues « Ocean Breeze » et « Cosmos ». Des américains de Hawaii qui fument toute la journée de la « lime-green » apportée des îles et qui aux dires de Bruno ne sortent en mer que lorsque les lames dépassent quatres mètres.
Bruno me réveille vers cinq heures le matin. C’est le meilleur moment pour regarder les vagues. D’abord la houle au loin avant l’aube . Une image en camaïeux qui brille sur les plan d’eau complètement lisses. C’est le moment de ramer au large. On entend le halètement des autres surfeurs et les clapotis de la planche qui glisse. Kevin m’a prêté une petite long-board Australienne de marque Hobby assez ronde et assez vieille pour avoir fait ses premiers hot-dog sur les lames de Jeffrey’s Bay à la fin de Endless Summer. Lui-même à une Firedrake des pros Hawaiiens profilé comme une planche courte mais deux fois plus grande. Un premier set de vagues apparaît au loin avec les couleurs que les premiers rayons de soleil glissent sur la surface de l’eau. La cadence des efforts du paddling s’accélère. La colline d’eau s’élève doucement. Il faut passer le cap et rester derrière les chutes. Il y a toujours plusieurs lames et la troisème est la plus nette. Un fois en haut de la vague je n’ose pas me lancer. Pourtant de ce point de vue ce n’est qu’une colline en pente douce mais elle change de forme hors du temps. Avant de s’affaler elle semble suspendue dans la translation complexe d’une masse d’eau de quarante mètres d’épaisseur sur cinq mètre de haut suspendu en l’air dans un déport lent avant de s’enrouler en tombant. A l’instant du fracas je me retourne et vois big Kev qui s’éloigne doucement derrière lui dans une brume d’eau irisée par le vent qui vient de la plage. I attend que le set se calme et prends une vague plus modeste pour rentrer vers la plage. Devant l’eau défile soudain très vite. La sensation est jubilante. L’eau s’engouffre sous la planche aspirée par la lame et l’on voit le fond en transparence et on voit de jeunes requins qui se retournent dans la vague après un coup d’œil sur monde extérieur.
Depuis les années cinquante les surfeurs se sont forgé une cosmogonie pour soutenir leur mode de vie. Pour certains le livre de l’Uranchia, un espèce de délire racialiste réputé difficile a se procurer, sert de bible ésotérique. L’histoire des rois d’Honolulu qui se défient en chevauchant des troncs de balsa sur les vagues géantes de la baie de Waïma alimente l’amalgame. Le vainqueur était celui qui restait dans l’eau le plus longtemps. Dans l’eau et non pas sur la vague comme dans les concours d’aujourd’hui. Les surfers mélangent à plaisir leurs mythe avec d’anachroniques élans médiévaux dans un fantasme dans lequel les vagues sont des montures et leur conquête un jeu de rôle en décor réels. Pacifique à terre les surfers deviennent agressifs dans l’eau où tous les coups sont permis dans une joute de chevalerie écumante. Se couler dans ces collines de mer qui sont les respirations de l’océan c’est faire l’amour à la nature qui investit de sa puissance celui qui l’a bien aimée dans un transfert mystérieux. Je suis rentré avec la première vague moyenne. C’est décidément un gros swell et le ressac sur la plage fait deux mètres de haut. De quoi casser une planche. Le vent souffle de la plage retenant les masses d’eau plus longtemps en l’air. Elle sont par moment à vingt pieds au dessus du niveau de la mer. Un façade de trois étages d’un building. Kevin reste dans l’eau et sans qu’on les aient vu arriver Cosmos et Ocean Breeze apparaissent à la sortie d’un tube. Je les regarde de la plage, ils disparaissent dans l’écume à plus d’un kilomètre de là. Plus la lame est importante plus elle se forme loin du rivage.